– Tu veux encore du thé ?
– Oui. Pourquoi pas.
Les vagues de la mer toute proche orchestrent l’air de la nuit d’été qu’on entend par la fenêtre ouverte.
– Tu es bien ici ?
– Je suis vivante.
– Est-ce assez ?
– De thé tu veux dire ?
– Non, d’être vivante. T’es bête ! Comment est ta vie avec eux ?
– Ils font beaucoup. Mais ils font et je n’ai pas mon mot à dire. Pour eux, j’étais une vieille parente dérangée, que la guerre a fini de déstabiliser. Alors je me tais et je dis simplement merci.
– Mais ils sont ta famille.
– Et ça empêche la rudesse et la bêtise ?!
– Tu es dure.
– Oui, je sais, c’est terrible. Ils ne comprennent pas. Ils viennent me voir et me disent tout heureux : « Maman, nous t’avons pris un rendez-vous chez le coiffeur pour lundi à 14h ». Mais je trouve très bien mes cheveux. Quand Volodia m’a déposé chez le coiffeur, ce dernier m’a demandé : « Alors que fait-on ? » J’ai simplement répondu qu’il devrait regarder la coupe de mon neveu avant de me proposer de faire quelque chose à la mienne.
– A ta place, j’aurais accepté la coupe… !
– Quelle importance ? Tu vois l’état de notre ville aux informations. Quelle importance ?
Une plus grosse vague finit sa course sur la plage.
– Pourquoi as-tu insisté pour m’envoyer chez eux, ici ?
– Eh quoi ! Quel avenir avions-nous en arrivant en Pologne ? Toi, au moins, tu avais de la famille ici, qui a immédiatement proposé de s’occuper de toi. Et beaucoup de gens parlent russe.
– Ils sont religieux et je m’en fiche. Lui, il met son châle le matin et on voit dans ses yeux qu’il a l’impression d’être une sorte de Superman, supérieur. J’envie ton sort à Paris.
– Tu ne sais pas ce que tu racontes.
– Oui, mais à deux, on se serait réchauffer le coeur. Comme ce soir.
– Ô, petite Mère, tu ne sais pas ce que tu désires. Moi aussi, j’aurais voulu te garder avec moi.
Un amas de vagues fait entendre son amoncellement sourd dans le lointain.
– Tu as vu que maintenant les nôtres démontent les statues de Pouchkine ?
– Et alors : nos gamins prétendent ne plus savoir le lire !
– Le monde devient fou.
– Tu le trouvais plus raisonnable du temps de l’Union ?
– Non bien sûr, mais on connaissait les règles.
La conversation publiée ici a été adaptée du récit d’une amie ukrainienne, réfugiée à Paris, et qui a profité d’un séjour en Israël pour retrouver une de ses tendres amies de Kharkov ou Kharkiv (comme on préfèrera), sa ville bien aimée. La guerre débutée en février 2022 les a privées dès le troisième jour de leur logement. Ensemble elles ont fui leur ville, direction la Pologne, avant de se séparer : l’une partait rejoindre sa famille en Israël ; l’autre s’installait à Paris, avec pour seul possession un chien, un sac et les vêtements qu’elle portait.
Pour le regard occidental, la guerre arrive et semble sortir de nulle part. Certes, le Maïdan, le Donbas, les tentatives de manipulations politiques des uns et des autres avaient fait vaguement leur bout de chemin vers nos media. Mais février 2022 fait l’effet d’un réveil brutal, où l’on se rend compte que la guerre est toujours une réalité de ce monde. Cela s’accompagne notamment du réflexe le plus humain qui soit : identifier qui sont les gentils et qui sont les méchants. A la guerre, tout le monde est surtout perdant. A commencer par la vie des gens qui n’avaient rien demandé à personne, et qui se voient voler leur ville, leurs repères, leurs attaches, leurs perspectives devenues caduques, qu’ils doivent imaginer ailleurs.
Cette guerre est surtout une occasion supplémentaire de prendre la mesure de nos manques de connaissances et de nos incompréhensions : non connaissance de l’Histoire, de ce qu’a pu être l’URSS, de son impact sur l’espace, le temps et les populations ; incompréhensions de ce qu’est une frontière, des effets de son mouvement, des multiples déterminismes qui poussent à retaper dans ce mur de la pratique des armes, de la projection de son Histoire sur la domination territoriale, du regret des uns et des autres de la disparition d’un monde connu pour s’avancer dans l’obscurité du nouvel ordre qui se fait jour.