Des heures entières. Elle aurait pu rester des heures entières à regarder sa voisine danser ainsi.
Là, à l’étage des chambres de bonne, elle répondait chaque soir à l’appel musical de l’appartement 6C.
Vers 19h20 habituellement, la fine porte blanche du bout du couloir laissait s’échapper un air, le plus souvent notes chaudes de jazz qu’épousait le phrasé des langues latines, d’ici ou de l’autre côté de l’Atlantique.
Dès les premiers mouvements de la chanson, elle s’aventurait en dehors de son 6A, s’avançant vers la droite le long des autres chambres pour se rapprocher le plus possible de la porte d’où provenait le chant.
Ses pieds connaissaient par cœur le chemin le plus discret au travers des grincements du vieux parquet de l’étage. Un pas tantôt sur la parcelle du tapis misérable qui recouvrait la dalle de pierre du haut des escaliers; un autre sur le rebord froid devant l’armoire du panneau électrique.
Arrivée à quelques centimètres de la porte, elle s’accroupissait. À hauteur du trou de la serrure, elle contemplait sa voisine, d’ordinaire si froide, s’offrir à elle au cours d’un spectacle des plus inattendus.
Celle-ci se déhanchait, nue, sans retenue, en toute innocence, sur une musique entraînante, murmurant les paroles telles qu’elles se présentaient à ses lèvres.
Celle qui lui avait toujours semblé n’être qu’une cinquantenaire aigrie, se révélait une danseuse sûre de ses gestes et de son allure. Son tempérament comme sa peau de cuir tendue fondaient sous les projecteurs qui à n’en pas douter éclairaient dans son esprit de lumières multicolores la scène de ce cabaret privé.
Puis venait la fin de la chanson. La voisine passait alors une robe de chambre, s’adossait à sa fenêtre et allumait une cigarette. Le cabaret redevenait 6C. La spectatrice rentrait chez elle sur la pointe des pieds. La danseuse laissait sa place à l’amertume de la vie sans musique.
Street art de La Miela