Qui n’était pas à l’heure, le bus ou moi ? Qu’importe, il était évident que l’un de nous allait me faire arriver en retard au cours de Russe… Et comme d’habitude, les dix premières minutes du cours, la vieille Nina Pavlovna les passerait à me sermonner sur les épreuves d’entrée à l’École qui approchaient et le fait que nous n’étions pas prêts.
Ce jour-là, dans la précipitation, je m’étais coincé la main dans la porte automatique du bus et un ongle s’était en partie arraché. Ça saignait un peu.
En arrivant chez elle, voyant ma blessure, ma Tiotia Nina (affectueusement Tante Nina) disparut dans sa cuisine tout en criant en Russe de sa voix qui jouait deux octaves trop haut que c’était pas possible, que ça n’arrivait qu’à moi, que les examens approchaient et que je perdais mon temps à me blesser plutôt que de réviser.
Pendant ce temps, je restais à attendre adolescentement au salon, à regarder bêta l’ambiance de cet appartement, géographiquement en France et pourtant parcelle de Russie. Des piles de livres, vieilles éditions soviétiques envahissant toute la pièce, les coupures de presse, futurs exercices d’analyse de textes d’actualité, les bouquins de grammaire ouverts à toutes les pages, les carnets de musique, les fleurs pointant de ci de là… Il régnait ici un doux bordel qui sentait bon les étendues continentales sans fin, celles dont les dimensions folles font passer tout effort d’organisation pour ironique.
Sur la table du salon trainaient les dictées gribouillées de tous les gamins de sa cour d’immeuble HLM qu’elle attrapait dans ses filets d’enseignante. Et au centre de la table, derrière une coupe de noisettes et raisins secs, une photo dans un cadre, celle d’une jeune femme.
Tiotia Nina émergea enfin de sa cuisine un verre de vodka à la main, m’enjoignant de tremper mon doigt blessé dedans. Et remarquant que je regardais son portrait, elle partagea le récit de ses quatre-vingts années avec moi.
Ce jour-là, mon cours de russe était une leçon d’Histoire, son témoignage de la traversée de deux Enfers politiques avant d’offrir son bien le plus précieux, son Russe, à tous les mômes du quartier.
Streetart par Christian Guémy alias c215
[EDIT 29/10/2018] Hier soir, Nina Pavlovna, Tiotia Nina, s’est endormie. Ce texte est un maigre hommage à ce qu’elle a transmis à des générations entières d’enfants. Son amour de la langue russe, de ses mots, de ses auteurs, représentait à ses yeux son plus grand trésor. Elle l’a très généreusement partagé avec tous ceux qu’elle a rencontrés. J’ai suivi ses enseignements pendant de nombreuses années jusqu’au bac et, par la suite, elle m’a offert son temps pour m’aider à préparer les concours de grandes écoles. Une après midi, elle m’a ouvert son histoire personnelle, l’expérience des camps de travaux forcés pendant la guerre, la faim, la mort, la façon dont elle était arrivée en France. C’est une journée qui ne disparaîtra jamais de ma mémoire. Вы для меня как Арина Радионовна. Вечная память (mémoire éternelle).
Pensées, prières et amitiés à sa famille et à ses proches.