Les portes du bar s’ouvrirent sur une gêne péniblement contenue. En un instant suspendu, les regards se croisèrent, tremblotant d’une paralysie indicible, de celle qui condamne les lèvres quand les têtes battent plus forts que les cœurs. Son pas hésitant la conduisit à sa table préférée, près de la fenêtre, en face du comptoir, au nœud du goulot qui mène de l’entrée des habitués à la salle de ceux qui mangent, lieu parfait d’où sa nature engageante aimait entamer d’ordinaire la conversation avec le tout passant. Mais aujourd’hui, les retrouvailles avec sa place de prédilection se déroulaient dans un embarras inconfortable.
Le bruit des travaux sur la façade de l’immeuble d’en face cognait à ses oreilles. Sa vie depuis l’opération était une redécouverte malaisée de ses habitudes. Un sein lui manquait comme une cale à sa table. Et son monde entier résonnait du tape tape irritant de la bascule, de ce pied de table de travers, de la farandole des saluts silencieux d’un hochement de tête, de ce bout de chair en moins, de cette vallée devenue plaine, de cette immonde cicatrice, des formes des autres qui n’étaient plus les siennes, de ces mains hésitantes qui n’osaient plus la toucher.
Vers deux heure du matin, la serveuse vint interrompre son tête à tête avec un ballon de rouge et lui dire qu’elle était la dernière cliente. Elle passa l’éponge sur la table branlante et lui jeta un coup d’œil qui s’attarda sur sa tristesse. Sans dire un mot, elle lui caressa la joue et laissa glisser sa main sur ses épaules puis dans son dos. Ces premiers assauts ne reçurent aucune résistance et encouragèrent l’exploration manuelle sous-vestimentine, la curiosité des bouches affamées, les envies glissées des langues à la surface des bouts de peaux se découvrant.
La danse entamée se déplaça en un temps imperceptible vers la petite chambre à l’étage, en haut des marches. Chaque degré monté allégeait le pas de la chorégraphie en ascension, dépouillant les ballerines de leurs parures et retenues. Prise dans l’entrechoc des corps, elle se laissa envahir par cette secousse inattendue, dont l’heureuse violence renversa la table bancale.
Street art par La Miela