La Russie parisienne se donnait chaque jour rendez-vous dans cet appartement du quinzième arrondissement. Comme toute maison slave, la porte ne se refermait jamais longtemps et la sonnette tintait régulièrement. Viouga, Tempête de Neige, la vieille husky, escortait penseurs, écrivains, journalistes, poètes, prêtes, peintres, comédiens qui se succèdaient dans le petit salon d’Aïda, où livres, coupures de presse, tableaux, photos et tasses s’empilaient au sol et aux murs.
Assise dans un coin du canapé, la tête coiffée d’un foulard léger noué sur sa nuque, et qui lui donnait l’allure d’un corsaire, elle animait la conversation, tout en commandant à ses convives de se servir du thé et de prendre des gâteaux secs. Pour chaque dix mots russes, elle se sentait l’obligation d’offrir un mot en français aux invités qui ne comprenaient pas la langue de Pouchkine. Comme pour les assurer de l’authenticité de cette immersion dans la chaleur orientale, loin de leur politesse latine convenue, ce mot leur parvenait avec des roulements de « r » et des voyelles mouillées trempées de « i » et des sourires au coin des yeux. Там русский дух, там Русью пахнет.
Et lorsque les visiteurs repartaient, et que le salon respirait encore des idées d’un monde refait, et que la vaisselle sortie s’étalait sur un territoire sans fin, et que la théière fumait encore ses feuilles noires, Aïda demandait à Dounia sa fille de mettre la cassette de l’Unplugged de Nirvana. L’image sur l’écran de télévision se stabilisait et la musique résonnait.
Les dernières notes de “All Apologies” s’échappaient du poste. Aïda prévenait alors Dounia que c’était maintenant et qu’elles rangeraient après. Kurt plaquait à présent les accords de “Where Did You Sleep Last Night”. Mère et fille se serraient l’une contre l’autre dans l’attente du miracle. Le chanteur entonnait le dernier refrain de sa voix d’écorché vif, les yeux intensément fermés. Elles en tremblaient. Puis arrivé à “I would shiver”, Cobain marquait une pause durant laquelle il prenait une profonde inspiration, ouvrant grand ses yeux bleus magnifiques. Trois secondes d’une émotion pure et inexprimable, hors du temps, hors de Paris, hors de Russie.
Street art par un artiste non identifié, toyé par Deb, et personnages de Zut.
L’Unplugged de Nirvana est une merveille de la série des concerts acoustiques promus par la chaîne MTV. Cette édition s’était tenue à New York, vers la fin de l’année 1993, peu de temps avant la disparition tragique du chanteur du groupe, Kurt Cobain. Regardez la video ci-dessous pour comprendre l’émotion racontée dans la courte histoire. Le dernier refrain débute aux alentours de 3:30 minutes de la chanson. Cette dernière est la conclusion parfaite de ce concert mythique.